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28 mai 2020

Quand les murs parlent

Les murs parlent parfois et révèlent beaucoup de leur propriétaire. En investissant la demeure de Nohant, propriété de George Sand, l’historienne Michelle Perrot, trace un portrait magnifique d’une écrivaine engagée dans son temps et citoyenne plus qu’auteure. Remarquable. Disponible désormais en édition de poche.

Qu’aurait été l’oeuvre de Flaubert sans sa maison du Croisset et son « gueuloir »? L’oeuvre de Victor Hugo aurait elle été identique sans son exil à Jersey et Guernesey? Pour l’historienne Michelle Perrot, qui avait dirigé le tome de « L’histoire de la vie privée » consacrée au 19 ème siècle, ces questions méritent d’être posées. Pourtant rien ne pouvait la prédisposer à ce qu’elle consacre un énorme travail, s’appuyant sur 24 volumes de correspondance, au diptyque indissociable « Sand et Nohant », cette propriété du Berry, près de La Châtre, liée à jamais à l’oeuvre et à la vie de l’auteure de « La petite Fadette ».
« Fade », « insipide », l’écrivaine et son oeuvre intéressaient peu l’historienne. Une visite sur place, son travail pour la collection de George Duby, une rencontre avec la petite fille de Sand la firent changer d’avis et naquit ainsi l’idée, non pas d’écrire une nouvelle biographie de Sand, mais un livre sur le lieu lui même, un lieu qui raconte beaucoup plus que l’histoire des murs ou des paysages.

« Notre vieille maison est un coin assez curieux, où l’on a réussi, pendant 30 ans, à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde ».

Ainsi peut on résumer ce que fut la vie de la maitresse de Musset et Chopin dans cette propriété gigantesque de 200 hectares,. Nohant occupa presque toute l’énergie, pendant le jour, de l’écrivaine qui se consacre à l’écriture la nuit durant, par souci de tranquillité mais aussi pour générer des revenus indispensables à l’entretien pour de cette propriété trop dispendieuse pour cette femme peu intéressée par les « comptes ». Des centaines d’invités de passage pour quelques jours ou quelques semaines, de Flaubert à Liszt, de Dumas fils à Tourgueniev, font 3 jours de voyage, pour arriver à Nohant. Une quinzaine d’employés de maison, des rénovations permanentes, tout cela a un coût et constituent un véritable casse tête quotidien pour une créatrice qui conçoit avant tout Nohant comme un lieu de création, une maison d’artiste, un lieu de spectacle ouvert aux intellectuels mais aussi aux paysans de la région, aux voisins, aux habitants de la Châtre à qui l’on propose des lectures et des premières représentations de pièces de théâtre tout juste créées.

Le mérite de ce remarquable ouvrage, d’une grande érudition, jamais ennuyeuse, est de montrer en creux, par de simples préoccupations matérielles, l’originalité d’une femme, hors norme dans son temps, soucieuse de liberté féminine, de culture offerte au plu grand nombre, de rapports avec ses fermiers qu’elle ne souhaite pas traiter comme des servants. Au long d’un ouvrage scindé en trois parties, les lieux (manoir, jardin, terre), les gens (époux, enfants, amants, amis) et le temps (la météo mais aussi le passage du temps: la vieillesse, la maladie), c’est bien le portrait d’une femme engagée qui apparait tout en subtilité.

Véritable phalanstère, Nohant devient un lieu vivant que Aurore Dupin, devenue George Sand, souhaite expérimental intellectuellement et affectivement. Comme dans le rêve de tout idéal, les déceptions et les contradictions sont nombreuses: le rapport aux domestiques est ambigu, le traitement de la nature partagé entre le maintien de tous les arbres et la volonté de dégager des « vues », les concessions faites à l’argent laissent l’écrivaine souvent insatisfaite. Le rêve et la réalité se télescopent mais George Sand, parfois déstabilisée, n’abandonne jamais. En marge, apparait également une véritable chronique paysanne de la vie dans le Centre de la France dans la première partie du XIX ème siècle, dont le mode de vie va être bouleversé par l’arrivée du chemin de fer qui rapprochera Paris de Nohant à huit heures de voyage.

Finalement l’impression première de Michelle Perrot était la bonne: l’oeuvre écrite de George Sand marquée par le Berry à qui elle emprunte des contes et légendes est appelée à s’effacer progressivement. Par contre le portrait d’une femme libre, indépendante, républicaine, sociale, soucieuse des droits civils des femmes, s’impose de plus en plus, révélée par un lieu plus grand que son oeuvre. En ce sens ce livre passionnant est essentiel.

Eric




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